A mesure que les frontières entre les genres se brouillent, il ne reste plus beaucoup de différences entre la littérature dite « savante » et sa soeur dite « populaire »: toutes deux ont les mêmes aspirations, traitent des mêmes sujets et il n’est pas rare de voir des auteurs naviguer de l’une à l’autre au gré de leur inspiration (ou de leurs impératifs financiers) On peut s’en réjouir ou non, mais c’est un fait.
Il reste toutefois un trait qui distingue encore souvent l’écrivain « populaire » de ses collègues « sérieux »: il ou elle écrit davantage – bien davantage. Alors que les « littéraires » publient de manière irrégulière, avec des intervalles plus ou moins longs selon les caprices de leur muse, les « populaires » eux ne descendent que rarement en dessous d’un livre par an, et beaucoup dépassent même largement ce quota. Pensons à feu Georges J. Arnaud dont la production totale en soixante-dix ans de carrière s’élève aux alentours de 416 romans. On peut également citer cet autre stakhanoviste de l’écriture que fut Edward D. Hoch, auteur de plus de 900 nouvelles – et ne parlons pas de Stephen King qui sans atteindre de tels chiffres est d’une productivité assez remarquable lui aussi. Peu d’auteurs « sérieux » peuvent se vanter d’être aussi prolifiques.
L’explication la plus communément acceptée (du moins par l’establishment littéraire) est que la littérature « populaire » est d’une part soumise à des impératifs commerciaux qui nécessitent qu’un auteur produise beaucoup afin de ne pas être oublié/supplanté et de l’autre qu’un roman policier est plus facile à écrire, et nécessite donc moins de travail, qu’un roman « sérieux ». Il y a du vrai dans le premier volet, mais le second est juste l’expression d’un snobisme profondément enraciné – voilà plus de trente ans que j’essaie d’écrire un roman policier, et je puis vous dire que cela n’a rien de « facile ». Que romans « populaires » et « sérieux » ne mobilisent pas – toujours – les mêmes facultés ne signifie pas que les uns ou les autres soient une sinécure.
Reste qu’écrire beaucoup n’est jamais loin d’écrire trop, et l’on finit toujours par sacrifier quelque chose. Le risque est également plus élevé de succomber aux charmes de la formule et d’écrire donc toujours le même livre, ou la même histoire. Certains des auteurs les plus significatifs et influents de la littérature « populaire » ont des bibliographies extrêmement ou relativement minces: Dashiell Hammett, Raymond Chandler, Josephine Tey ont marqué l’histoire du roman policier alors qu’ils ne comptent même pas dix romans au compteur. On peut en conclure qu’ici comme ailleurs la quantité n’est pas forcément synonyme de qualité, mais les choses sont plus complexes.
Ne pas écrire beaucoup n’est pas nécessairement un gage de talent, de même que « produire à la chaîne » ne signifie pas forcément que l’on bâcle. Chaque écrivain a son tempérament propre qui lui dicte son rythme de travail; l’essentiel est qu’il ou elle puisse s’y tenir et ne soit ni réprimé ni obligé de forcer la cadence. J’ajouterai que contrairement à ce que l’on pense parfois, écrire beaucoup n’est pas obligatoirement un obstacle à l’expérimentation; elle la rend peut-être même plus aisée. Agatha Christie, John Dickson Carr, Rex Stout ou Ed McBain sont souvent considérés comme des auteurs « à formule » mais qui se penche vraiment sur leurs oeuvres peut y trouver quantité de romans ou de nouvelles qui rompent avec cette formule, de façon discrète ou plus franche. Produire en quantité permet de glisser de temps à autre une note plus personnelle, qu’un éditeur ne laisserait pas forcément passer chez un auteur moins prolifique et donc moins « rentable ». Bien sûr, tout cela implique d’avoir du talent au départ, et la productivité n’a rien à y voir.
Encore que…