En ordre de Marsh

Des quatre « Reines » du roman à énigme britannique consacrées par la critique anglophone, Ngaio Marsh est sans doute celle qui a le moins souffert chez nous de l’ombre portée d’Agatha Christie. Si elle fut relativement peu traduite de son vivant, son oeuvre connut un étonnant retour en grâce dans les années 80 et 90, grâce à la collection « Grands Détectives » dont elle fut l’une des vedettes avec Ellis Peters et Patricia Wentworth et qui réédita/traduisit pratiquement tous ses livres, deux seulement, Off With His Head et Black as He’s Painted, restant inédits à ce jour. Et pourtant Marsh demeure mal connue du grand public et la critique française lui a fait et lui fait encore un accueil assez tiède. François Rivière, qui est sans doute le plus grand expert du roman policier britannique que nous ayons, a ainsi qualifié les romans de Marsh d’insipides lors d’une conférence sur Agatha Christie à laquelle j’assistais et où je l’avais interrogé sur les « rivales » de la créatrice d’Hercule Poirot. Pour beaucoup, et pas seulement en France, Marsh est un auteur important mais sans qu’on sache très bien pourquoi.

Les reproches des « marshophobes » tournent essentiellement autour de ses intrigues, beaucoup moins subtiles et brillantes que celles de ses consoeurs, Dame Agatha en tête. De fait, Marsh est une tisseuse d’intrigues compétente mais rarement surprenante. Autre reproche, la construction invariable de ses livres, qui commencent tous par une longue exposition interrompue par un crime, lequel entraîne l’apparition de son héros, l’inspecteur Roderick Alleyn, dont l’enquête occupe tout le reste du roman. Un critique comme Julian Symons, grand adversaire du roman d’énigme classique mais qui manifeste dans son Bloody Murder une bienveillance surprenante à l’égard de Marsh, a pu dire que l’exposition est ce qu’il y a de meilleur dans ses livres et que la partie policière gâche tout, Marsh n’étant pas capable de fusionner les deux. Bref, Marsh est un très bon écrivain classique enfermée dans un genre et une formule qui ne lui conviennent pas. Enfin, l’inspecteur Alleyn lui-même suscite des réactions très diverses; pour les fans c’est un très grand détective, pour les autres un personnage incolore.

Autant le dire tout de suite, je suis un grand admirateur de Dame Ngaio – sans quoi je n’écrirais pas sur elle, le temps étant trop précieux pour le perdre à démolir un auteur qui ne vous plaît pas. Je suis néanmoins tout à fait disposé à admettre certaines de ces critiques, notamment en ce qui concerne ses intrigues ou ses difficultés à intégrer roman d’énigme et roman psychologique. Ngaio Marsh n’est pas Agatha Christie – mais personne d’autre ne l’est, quoi qu’en disent les éditeurs qui invoquent cette dernière chaque fois qu’ils ont une nouvelle autrice à vendre. Ngaio Marsh n’est « que » Ngaio Marsh, mais c’est bien suffisant comme on va le voir.

Si Ngaio Marsh est considérée comme l’une des quatre « Crime Queens » ce n’est pas uniquement pour ses qualités policières, mais aussi et surtout pour ses qualités littéraires. Elle n’est pas la seule du quatuor à nourrir des ambitions de ce côté-là; Sayers et Allingham aussi ne se voyaient pas comme de simples marchandes de frissons. La différence est qu’elle est la seule à le faire à l’intérieur d’un cadre tout à fait orthodoxe. Sayers et Allingham et même Christie ont parfois ressenti le besoin de sortir de la formule contraignante du roman d’énigme pour creuser davantage les caractères; Marsh elle n’a jamais varié d’un iota et n’a même semble-t-il jamais envisagé d’écrire un livre où Alleyn ne figurerait pas. Là est sa limite, mais aussi sa grandeur.

J’ai dit ailleurs que Christie était une anomalie au sein des « Crime Queens », ses trois consoeurs ayant plus de points communs entre elles qu’avec elle. Cette affirmation sur laquelle je ne reviens pas mérite toutefois d’être nuancée; Marsh est sans doute la plus orthodoxe après Christie. Ce qui les distingue n’est pas seulement la « maîtrise technique » mais ce qu’il faut bien appeler le ton, le tempérament, le style.

Loin de moi l’idée de répéter le vieux canard selon lequel Agatha écrivait mal; sa prose concise et sans affectation convient parfaitement à son projet littéraire. Reste que peu de gens la lisent pour cela, alors que Marsh se lit aussi (surtout?) pour sa plume élégante et doucement ironique, sa facilité déroutante pour croquer un personnage ou un décor en quelques mots. On sent une autrice qui prend plaisir à jouer avec les mots et ne considère pas l’écriture sous un angle purement utilitaire ou un moyen d’attirer l’attention.

Marsh est par ailleurs une psychologue très fine et une observatrice attentive des milieux qu’elle dépeint, milieux certes peu variés mais qu’elle connaît à fond. Etant néo-zélandaise et non britannique comme ses consoeurs, elle se laisse moins volontiers prendre au piège du système de classes rigide qui caractérise la société britannique de son époque. On peut certes parfois lui reprocher un certain snobisme, mais dans l’ensemble elle a sur les questions sociales et sociétales beaucoup moins de choses à se faire pardonner que ses collègues.

Et puis il y a Roderick Alleyn, l’un des personnages les plus intéressants – quand on le connaît mieux – de la littérature policière classique. Il peut effectivement paraître un peu fade au premier abord, surtout quand on le compare aux autres détectives de l’Âge d’Or dont il n’a pas la personnalité flamboyante. Si l’on fait exception de ses origines aristocratiques, c’est un policier et un homme normal qui mène ses enquêtes en s’appuyant non pas sur ses « petites cellules grises » mais sur la procédure et une équipe qui le suit de livre en livre. Il lui arrive parfois d’échouer, ou tout du moins de ne pas être satisfait par le résultat final. Bref, on peut croire en lui, s’identifier à lui beaucoup plus facilement qu’avec un Hercule Poirot ou un Lord Peter Wimsey.

On ne peut pas évoquer Alleyn sans parler de Troy, sa femme, qui apparaît dans quelques-uns des meilleurs romans de Marsh, dont celui que je considère comme son chef-d’oeuvre, Croisière mortelle (Clutch of Constables en V.O.) La tentation est grande de la comparer à une autre épouse de détective célèbre, Harriet Vane, mais Troy est à mes yeux beaucoup plus attachante. Elle et Alleyn ne forment pas un super-couple comme Lord Peter et son Harriet, mais un couple normal – encore ce mot – dont la relation est décrite de manière très adulte. Leurs retrouvailles après deux ans d’absence d’Alleyn au début du Portrait défiguré sont une merveille de justesse et d’émotion contenue.

Tout ce qui précède montre que Marsh est une bonne écrivaine, mais est-elle une bonne écrivaine de romans policiers? La réponse dépend de l’importance que vous accordez à la mécanique narrative, qui a clairement des ratés dans son cas. Ce que l’on peut dire au final, c’est qu’elle fut un excellent écrivain qui se trouvait écrire des romans policiers. Ce qui n’est pas si mal et vaut bien une couronne.

4 commentaires sur “En ordre de Marsh

    1. It is due to the differences of French Grammar with English grammar.
      In French, the form of the possessive adjective depends on the qualified noun and not the subject as in English. (We have a similar thing in Hindi)
      Thus the possessive adjective « ses » is used before a plural noun and can mean either his or her or its.
      Also, the word « lui » used as an indirect object singular pronoun is gender-neutral and can mean either him or her.

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  1. I read this in translation, so I hope I’m not mis-interpreting any of your remarks. I’ve read and enjoyed most of the Marsh books but I have to disagree about Alleyn/Troy versus Wimsey/Vane. I’d never call Troy and Alleyn « normal » (the word as translated by Google), even if they’re easier on the nerves than Wimsey and Vane. (I think Sayers deliberately gave Harriet some warts.) A brilliant artist, and a high-born gentleman who becomes a « plod »? Very much an above-par mating. I didn’t find Troy’s resistance to romance as believable as Harriet’s, although I do like Troy very much. And I see Alleyn as a Mary-Sue type character, as much his creator’s idea of the perfect man as Wimsey was for Sayers. I don’t mind the blandness, I tend to envision him as Patrick Malahide’s interpretation in the British television series, quietly urbane and charming.

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    1. I agree that Alleyn and Troy are not « normal » in the sociological sense; what I meant is that they behave like « normal » people, especially by Golden Age standards. I also agree that Alleyn is as much of an ideal figure as Lord Peter but his personality, behaviour and even detecting skills are much closer to those of a « regular » policeman and human being. I have written elsewhere that he was a gentrified version of Inspector French and I think it is a fair description of him.

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